Je ne sais pas à quelle heure j’y suis arrivé mais il faisait déjà nuit noire depuis longtemps après la très très longue section de marécages depuis le check point d’Alston. Je suis assez content. J’ai assez bien avancé même si je n’ai pas réussi à rattraper Phil parti 5 minutes avant moi. Il reste un long chemin avant le CP de Bellingham mais Michael m’avait décrit la section mur d’Hadrien de la journée comme une longue promenade.
En fait ce mur d’Hadrien est une horreur pour moi ce soir là. D’abord ça doit être très très impressionnant en plein jour mais à la lumière de la frontale c’est juste un mur de pierre de plus, guère différent de ces millions de kilomètres de clôtures en pierre qui sillonnent la campagne anglaise et que l’on ne cesse d’escalader sur la course. C’est frustrant pour moi d’être dans un endroit que je rêve de voir depuis très longtemps et de ne pas pouvoir en profiter.
- Ensuite longer le mur d’Hadrien implique de monter et de descendre des dizaines de collines avec à chaque fois entre 100 et 200 mètres de dénivelé positif.
- Parmi les difficultés il y a en plus ce soir là une fine couche de neige presque fondante et très glissante. Je me casse la figure un nombre incalculable de fois. C’est épuisant.
- Pour compliquer encore, cette belle randonnée se situe après déjà plus de 300 de kilomètres de course et pas tant que ça de sommeil. On est vendredi soir et ça a commencé dimanche matin.
- Le fait que je sois seul n’arrange pas les choses. D’abord je ne suis pas un bon navigateur et je fais beaucoup d’erreurs et ensuite quand on est seul et qu’on manque d’énergie on ne s’en rend pas compte aussi vite que quand on est à deux et que l’autre se détache. On ne pense pas à s’alimenter pour entretenir notre niveau d’énergie.
- Il y a aussi le stress de la barrière horaire qui me complique la vie. Le problème de la barrière horaire est qu’il faudrait que j’arrive au moins 2 heures avant au check point de Bellingham pour avoir le temps de dormir un peu au chaud avant de repartir. Une autre possibilité est d’arriver 30 minutes avant, de récupérer mon drop bag pour y prendre de la nourriture, de vérifier que j’ai assez de batterie dans mon GPS et ma lampe frontale, de changer mes chaussettes goretex percées et de repartir aussitôt. J’aurais alors la possibilité de faire une sieste sous le porche d’une éventuelle église mais en n’ayant pas fait soigner mes pieds et en n’ayant pas ingurgité de plat chaud. Pas les meilleures conditions pour aborder la longue traversée des Cheviots, ces montagnes du Northumberland qui me séparent de l’arrivée.
En tout cas je tombe sur une équipe de l’organisation, ils me servent une délicieuse soupe de légumes, j’apprends par la suite que cette soupe m’est apportée par une fermière qui a suivi la course sur son ordinateur, c’est émouvant, je ne m’en rend pas compte sur le coup. Ils me donnent des nouvelles de Phil, mon buddy parti 5 minutes avant moi ce matin. Il a plus d’une heure d’avance maintenant, ça ne fait pas de bien à mon moral ça. Je ne me rappelle plus des chiffres mais je fais un point sur le temps et la distance qui me restent avant d’atteindre le prochain CP. Ça va être très long. Je repars assez vite et bêtement sans en profiter pour demander de l’eau chaude pour me faire un plat lyophilisé et refaire le plein d’énergie.
J’espère que j’en ai bientôt fini avec ce foutu mur d’Hadrien. Je zoome out dans mon GPS et je me rends compte que je n’en suis qu’à la moitié. Ça me démoralise.
Ensuite je tente de trouver un chemin plus plat que la Pennine Way et j’essaie de rester dans une sorte de plaine au sud du mur. Bêtement je crois que la montagne à côté de moi se trouve être au nord et je continue sur une route plate. Tout d’un coup je me rends compte que c’est n’importe quoi. La montagne que je croyais être au nord est en fait à l’est et au lieu de progresser vers l’est, je suis en train de partir plein sud et donc je vais presque à contre sens.
J’en ai ras le bol. Je me demande combien de temps j’ai perdu avec mes conneries. Je décide de cesser de finasser et de retourner le long du mur. Je dois franchir plusieurs collines avant d’y arriver. J’ai l’impression d’être une fourmi au milieu de taupinières.
Il y a du vent, pas de murets, je fais une sieste d’un quart d’heure recroquevillé derrière une touffe d’herbe.
C’est plus ou moins à ce moment là que j’ai décidé d’abandonner. J’hésite à sortir ma carte, pour la première fois en 130 heures, pour en profiter pour faire un exercice de navigation avec la boussole et en mode exténué. Je ne sais pas trop pourquoi je ne mets pas ce projet à exécution.
A ce moment une nouvelle question me taraude. Pour abandonner, faut-il que j’atteigne le CP de Bellingham où est ce que je peux me faire rapatrier sans aller plus loin ? Ça me semble plus classe d’aller abandonner sans rien demander à personne. Faire appel au secours c’est la honte des montagnards non ? Et comment cela va être perçu dans la communauté de la course ? Je décide d’atteindre une route avant de signaler que j’ai envie d’abandonner.
A un certain moment je retrouve quand même le mur d’Hadrien. Je vois des traces toutes fraîches dans la neige, elles se dirigent dans la direction opposée à celle de la course. Il est presque minuit. Ce sont sûrement des gens qui cherchent à me voir moi, le dernier spineur.
Je réalise que mon cerveau vient de décider que c’est fini sans avoir pensé demander à mon corps ce qu’il en pensait lui. J’ai honte de moi, je n’ai pas respecté mon corps dans ce moment fatidique. Pourtant j’avais souvent eu l’occasion de le remercier et de le louer lui qui ne m’avait envoyé aucun signal négatif pendant tout ces jours terribles sur la Pennine Way et qui m’avait si bien servi jusque là. Ça m’attriste cette prise de conscience que pour le cerveau, le corps ne compte vraiment pas du tout. Le corps n’est qu’un moyen que le cerveau asservit et pour lequel le cerveau est incapable d’avoir une reconnaissance profonde.
Je me dis alors qu’avant d’abandonner vraiment il faut que je fasse une vidéo pour essayer d’enregistrer mon état d’âme de ce moment là. Il y a un redan dans le mur d’Hadrien, je m’assied, le dos au mur et commence à enregistrer une vidéo pour immortaliser ce moment.
J’ai à peine le temps d’expliquer où je suis que l’équipe de secours qui avait repéré que j’avais perdu la tête vu les circonvolutions rapportées par mon trackeur de position arrivent et me demande si ça va. Je leur dis que non et que « I would like to call it a day ».
Épilogue
C’est par ce petit texte qui s’attarde sur le contexte et sur le moment de mon abandon que j’ai commencé mon compte rendu de la Spine Race. Ce n’est pas un hasard, jusque là ça s’était si bien passé qu’on pourrait dire qu’il n’y a rien à dire. Par contre je ne cesse de repenser au moment de ma faiblesse. C’est extraordinaire de voir qu’en quelques dizaines de minutes une aventure qui dure depuis 130 heures peut basculer et s’arrêter. Pour moi c’est très important de ne rien oublier de cette expérience pour essayer de capitaliser le plus possible afin que cela ne se reproduise pas. La clef pour aller plus loin ce n’est pas l’entraînement physique, c’est manifestement la force mentale.
J’ai nagé dans l’instant, et depuis le début de la course dans un pur bonheur. Je n’ai pas vécu mon abandon comme un échec. Voici mon premier SMS envoyé après l’abandon.
Je viens d’abandonner. Il fallait que je gère une barrière horaire assez serrée et ça ne m’amusait plus.
Et le SMS suivant
Je suis super content de cette expérience inoubliable. J’ai juste envie d’y retourner l’année prochaine
Depuis que la course est finie je n’arrête pas de penser à ce moment de l’abandon. Sur le coup, abandonner était une fête mais aujourd’hui, 2 semaines plus tard, je n’arrive pas à comprendre pourquoi j’ai fait ça. La réussite était, c’est certain, à ma portée. Pourquoi ai-je cédé si facilement aux sirènes de l’abandon ? Pourquoi je n’ai pas continué en me disant qu’en ultra, un mauvais moment est souvent suivi d’un très bon moment ? Pourquoi ne me suis-je pas dis que dans mon état de fraîcheur c’était un crime d’abandonner ? Je vais y retourner l’année prochaine mais rien ne dit que cela va se passer aussi bien et que je vais finir cette course qui compte tant pour moi. Ce qui me tracasse le plus ce n’est pas de n’avoir pas fini, c’est que j’ai failli finir et que peut être que c’était la dernière fois que j’avais la possibilité d’aller au bout. Peut être que je vais regretter le restant de mes jours de ne pas être allé plus loin. Ce serait bien nul.
La veille j’avais déjà essayé d’abandonner en arrivant avec une heure de retard au check point d’Alston mais « malheureusement » on m’avait accordé 6 heures de course supplémentaire. Je suis ensuite reparti de là sans la volonté d’aller jusqu’au bout mais juste avec l’idée d’aller voir le mur d’Hadrien et de découvrir le plus possible du parcours pour revenir le finir l’année suivante. C’est à cause de cette « volonté » de ne pas finir que Phil ne m’a pas attendu. Je lui avais dit que puisqu’il voulait vraiment finir, le mieux était peut-être de ne pas m’attendre puisque ce n’était pas mon objectif. Pour moi finir n’est pas l’objectif principal. Mon objectif est de profiter de chaque instant de la course. J’arrive assez facilement à appliquer le truc de Lao Tseu « l’important ce n’est pas le but, c’est le chemin », enfin vous voyez de quoi je veux parler hein ? Sur le coup ça a été très facile mais le plus dur aura été après la course. Je ressasse tout ces moments et j’essaie d’en tirer des enseignements pour aller plus loin la prochaine fois. C’est absurde. Pourquoi c’est finalement si embêtant de ne pas être allé jusqu’au bout de l’épreuve ?
Peut-être que c’est l’observation de la motivation des autres qui m’a le plus remué dans l’affaire.
- Il y a d’abord le gars qui m’avait passé la médaille autour du coup à l’arrivée du Challenger de l’année précédente. Il avait été très ému par mon émotion à l’arrivée et je l’ai retrouvé à Gargrave, le deuxième jour de la course et là c’était lui qui pleurait. Il s’était inscrit sur The Spine mais il n’arrivait plus à descendre. Il pleurait, je l’ai serré dans mes bras, j’aurais vraiment voulu qu’il puisse aller plus loin…
- Il y a aussi la motivation de Sharon, une fille rencontrée après le CP de Middleton-in-Teesdale qui a cru que les barrières horaires étaient prévues pour nous empêcher d’aller sur le Cheviot et qui m’a proposé d’aller à 2 dans la montagne, en off, après que l’on ait été stoppés par la barrière horaire « parce que personne ne peut nous empêcher d’aller où on veut ». Son projet m’a fait un peu peur et je ne sais pas trop pourquoi c’est à moi qu’elle l’a proposé. En tout cas elle a réussi à atteindre Bellingham avec 6 secondes d’avance sur la barrière horaire et elle a fini The Spine Race avec Robin, un autre concurrent très motivé. Sharon est un modèle de détermination mais je me demande si la détermination est bien mon projet personnel.
- Parmi les motivations extraordinaires pour moi il y aura eu aussi celle de Phil. Pour Phil, qui avait déjà atteint Bellingham l’année précédente, il n’était pas question d’être revenu pour ne pas finir. Finir coûte que coûte. Il a tout fait pour y arriver et je suis très content pour lui de sa réussite. Ce qui m’étonne chez lui c’est qu’il accorde tant d’importance au résultat, quelque soit la manière.
- Un autre gars extrêmement motivé à finir et qui a réussi est Hendra, un gars d’Indonésie que j’ai retrouvé plein de fois sur la course. Plusieurs fois je l’ai croisé dans un état de fatigue extrême. Il avait souvent les yeux injectés de sang, l’air très fatigué. Il faisait partie de mon équipe de 5 qui a dominé Cross Fell et j’ai senti que pour lui il n’était pas question de ne pas finir. Je me suis demandé si cela n’avait pas à voir avec une fierté nationaliste et je suis bien content de l’avoir vu finir sur une vidéo avec le drapeau rouge et blanc de son pays.
- J’ai aussi été très surpris par la motivation de Daphné, une jeune française qui a fini The Spine sans plaisir mais juste pour aller au bout d’un défi. Pour elle c’est à faire parce que c’est possible. Incompréhension totale pour l’auteur de ces lignes.
- J’ai été très content de rencontrer Malcolm sur la course. On s’est rencontré à Malham, le deuxième jour alors qu’il envisageait d’abandonner. On a fait un bout de chemin ensemble et il a abandonné à Dufton. J’ai eu l’impression que nos motivations étaient de la même nature. Juste le plaisir de partager une aventure extrême avec les autres. Malcolm était heureux pour moi quand j’ai quitté le CP d’Alston.
- Michael, un allemand qui revient tous les ans m’a, lui aussi, donné des clefs sur sa motivation. Il a déjà fini plusieurs fois mais pour lui non plus, finir n’est pas si important. Il venait d’abandonner quand je l’ai rencontré mais n’était pas malheureux du tout. Il était lui aussi content pour moi que je puisse continuer et m’a donné pleins de conseils pour la journée qui allait suivre.
Après avoir abandonné juste avant Steel Rigg j’ai été pris en charge par Tony et Phil et emmené au Sill, le PC sécurité de la course qui se trouvait juste à côté de là. Après une nuit d’un bon sommeil bien réparateur et un réveil assez matinal (comme si mon corps voulait que je reste dans la course), Phil m’a accompagné pour récupérer mon sac à Bellingham et ensuite jusqu’à l’arrivée à Kirk Yelthom pour que je puisse y retrouver Manu. Ce qui est bien quand on fait un DNF sur The Spine c’est qu’on a, plus qu’en courant, l’occasion de discuter avec des bénévoles de l’organisation. Phil a été très sympa, il m’a parlé du Northumberland, le comté le moins densément peuplé d’Angleterre au passé clanique et tumultueux et a aussi répondu à mes questions sur le mur d’Hadrien. Vraiment une bonne compagnie, j’adore abandonner sur The Spine…
Ce moment du DNF est si important pour moi que j’en ai beaucoup parlé à mon psychiatre. Il m’a suggéré que c’est peut être par ce que j’ai trop réfléchi et trop essayé de faire des maths que j’ai abandonné. J’aime bien cette interprétation de mon abandon. Je voudrais bien suivre cette piste pour mes prochains ultras, me mettre dans un état d’esprit ou la question des calculs du temps qui me reste avant la barrière horaire soit complètement oubliée au profit du pur plaisir de goûter l’instant présent et de chaque pieds devant l’autre. Je crois que je progresse sur cette voie. Déjà pour réussir ce bel abandon au Spine j’ai plus que doublé la distance maximale que j’avais auparavant réussi à couvrir en course. De ce fait là je me sens hyper confiant pour le prochain Spine et en même temps pour toutes les courses de plusieurs jours qui pourraient se trouver sur mon chemin.
Permaliens
Bravo à toi Yann , ta progression est impressionnante , j’espère moi aussi pouvoir faire cette course , mais parlant peu la langue ca me semble un peu compliqué !
Permaliens
Bravo mon cousin, un abandon, n’est pas une défaite. Il n’y a pas d’erreur, on apprend…. Prends du plaisir avec ta passion, écoute ton corps, prends soin de toi… Bisous
Permaliens
Merci ma cousine
Permaliens
Bravo mon cousin, un abandon, n’est pas une défaite.